À travers des projets qui conjuguent photographie, vidéo et installations, les premiers travaux de Nadim Asfar se réfèrent aux origines techniques et expérimentales de la production d’images. Dans
Hyper Images
(1996-2004) il utilise une technique sans caméra – les photogrammes – qui date de l’invention de la photographie, pour produire une série de « dessins photogéniques » floraux qui sont autant un enregistrement d’actions individuelles que des natures mortes sans repères spatio-temporels
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Employant la technique appelée « photogramme » découverte au milieu du XIXe siècle, les fleurs de jasmin - emblématiques de Beyrouth - sont manipulées, modelées et délicatement placées contre une surface photosensible à la lumière. Cette technique sans appareil de prise de vue, consiste à placer des objets sur une surface sensible à la lumière qui est par la suite exposée à la lumière afin de générer leur ombre en négatif. Dans les années 1920, plusieurs artistes d’avant-garde, notamment Man Ray, ont expérimenté le potentiel de ces « dessins photogéniques » comme les avait appelés William Fox Talbot. Hyper Images rend hommage à cette origine expérimentale de la création en laboratoire d’images photographique ou non-photographiques. Cette toute première œuvre de l'artiste, initiée alors qu'il n’était encore qu’étudiant, annonce une pratique immersive et performative de la photographie en tant que technique et medium - en tant qu'habitude de travail vitale et poétique, qui se suffit à elle-même. Cette série peut donc être perçue comme une collection d’actions, un enregistrement intime de répétitions et de variations mais aussi une collection de formes et de matières vivantes rendues abstraites d’une part à travers l’expérience tactile de la découpe et de la collecte et d’autre part à travers la chimie volatile du laboratoire.
L’enregistrement d’actions, tant du sujet photographié que de l’acte photographique lui-même, anime les projets de l’artiste. Dans
Habiter le Jour
(2004-2008) les images sculptent les corps observés depuis le balcon de son appartement/laboratoire/studio. Sans qu’on ne perçoive leurs visages, dans la lumière crue de la ville, ces figures projettent leurs ombres et se dirigent vers des destinations inconnues, leurs histoires annoncées mais jamais racontées
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Habiter le jour est une série réalisée à partir du studio de l’artiste qui surplombait un carrefour très dynamique de Beyrouth. Ce projet appartient à une période formative de la carrière de l’artiste et restitue les marques méticuleuses, presque compulsives de l’activité photographique à laquelle ses journées étaient consacrées. En cadrant et fixant le croisement de passants anonymes, il enregistre un espace fait de textures, de lignes et de corps dans la ville de Beyrouth. Sans qu’on ne perçoive leurs visages, dans la lumière crue de la ville, ces figures projettent leurs ombres et sont figées à mi-mouvement, simultanément anonymes et objet d’une intime observation. En référence à Following Piece (1960) de Vito Acconci – un projet photographique et cartographique suivant le parcours de passants non-identifiés dans New York – Habiter le jour mobilise le regard observateur plutôt que la mobilité: véhicules et personnages composent ce qu’Acconci appelle un « plan »: un exercice réglé par lequel l’artiste s’abandonne aux restrictions de son plan et aux contraintes de ses personnages. Habiter le jour évoque aussi le négatif de ce qu’il représente c’est-à-dire un observateur ou un participant invisible volontairement confiné, immobile, trouvant refuge dans une activité répétitive. Sa relation à l’espace de la maison qu’on ne voit jamais est marquée par une fixité qui contraste avec la transcription fugitive des sujets représentés dans ces images.
Everyday Madonna
(2010) une vidéo réalisée quelques années plus tard, explore une forme de saturation ou un épuisement de la maison comme lieu d’archivage et de production d’images. En se déplaçant à l’intérieur du même studio depuis lequel les images de
Habiter le jour
ont été produites, la camera erre dans les confins de cet intérieur, s’attardant sur des objets, sur le jeu de la lumière et des ombres sur un mur. L’espace de la maison est construit et démonté au travers d’une série d’évènements banals ou minuscules, emplissant l’espace d’un flux continu d’images et de sons
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En juillet 2006, durant la guerre entre Israël et le Liban, l'artiste vécu 33 jours dans l’angoisse de disparaître et avec lui les images et les sons qui l'entouraient, ceux existants ou à venir. Après la guerre, il commence à filmer et accumuler de longues séquences dans son appartement, à la recherche d’un langage qui pourrait traduire ce sentiment qui le hanta pendant 33 jours: moins dans l’ idée de documenter ou raconter cette période que de montrer les traces, images et sons qu'il entendait et enregistrait dans son appartement et son quartier. Everyday Madonna est une chorégraphie filmique de ce quotidien. Le film est une description immersive et détaillée de cet appartement: ses murs, coins, textures, vues et lumière et la manière dont le corps se déplace dans cet environnement. La camera enregistre de longs moments qui évoluent en une sorte d'immobilité visuelle. Par des vues prises à travers le viseur de son appareil et d'autres cernées par des éléments de l’intérieur de l'appartement, le film rapporte de minuscules événements qui semblent apporter une forme de contrepoids à l'artiste et au spectateur - un réconfort temporaire alors qu'il n'était pas possible de savoir combien de temps allaient durer les choses. La présence fantomatique de l'iconique Madonna, la pop star notoire, n'est pas seulement un signe de l'affection de l'artiste pour ses chansons qui semblent faire partie de sa vie quotidienne. La musique est un élément diégétique intégral du film qui envahit ses images. La voix de Madonna s'infiltre dans les pièces de la maison, intègre une image personnelle et intime de la chanteuse dans un contexte domestique retiré du spectacle et de la communication de masse qui caractérise la célébrité. La voix de Madonna se perd parmi les sons ambiants de la ville, devient une voix singulière, subjective et désincarnée, une matière vivante enregistrée et entendue à cet instant et dans ce lieu précis.
Chacun des travaux de Nadim Asfar se caractérise par un schéma ou un système d’observation qui gouverne les interactions entre appareil, corps et espace. Si dans
Habiter le jour
le système s’organise autour d’une position fixe,
Expérience de la Montagne
(2015-en cours) est une vaste série de photographies du paysage montagneux au Liban, dont la démarche ressemble à l’affairement méticuleux d’un topographe en mouvement
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Au cours de l’histoire moderne du Liban le paysage a marqué l’imaginaire populaire en tant que symbole idyllique et fondamental d’un pays qui venait de se former et d’acquérir son indépendance. À travers les peintures de Mustafa Farroukh représentant des villages naissants sur une stratification de terre et de mer, à travers les chansons de Fairouz relatant la vie rurale du Liban, le paysage s’est imposé comme medium de l’imagerie nationale et nationaliste; en composante de l’imaginaire libanais. Expérience de la Montagne, un projet en cours auquel l’artiste dédie son temps depuis 2014, est un travail qui adresse cette tradition tout en établissant la base d’une rencontre contemporaine avec un paysage dénationalisé. Il interroge des problématiques centrales au travail du paysage: quelle est la relation entre violence territoriale et beauté pittoresque ? Quelles sortes de violence physique et matérielle les guerres libanaises ont-elles imposé sur les paysages supposément sereins et muets qui nous entourent ? Quel rôle peut avoir la représentation et la « beauté » dans le contexte spécifique du pays ? Se basant sur des cartes, relevés géologiques et sur l’histoire du paysage libanais, le processus consiste à multiplier images, sites, points de vue, lumières, saisons, jusqu’à former une base de donnée atteignant à ce jour vingt mille images qui couvrent le territoire sous tous ses aspects. Une grande part de ce travail s’imprègne de la réflexion du Land art et d’une série d’expériences photographiques, en particulier du travail de Robert Smithson pour qui le « site », en tant que concept et expérience, joue un rôle clef dans la construction de dispositifs photographiques et spatiaux qui interrogent les qualités picturales et matérielles du territoire et du paysage. La rencontre générée par Expérience de la Montagne est marquée par une tension entre la planification et l’imprévu. L’artiste recherche méticuleusement ses lieux et points de vue et comble progressivement les éléments manquants de sa base de données. En même temps, le début de chaque voyage est déstabilisant et désorientant, sujet à toutes formes de surprises. Submergées par les pouvoirs affectifs et sensoriels des scènes qu’il contemple, les photographies quittent le champ du relevé, pour concevoir plutôt un espace sensuel fragmenté en même temps personnel et matériel – plastique, tactile, érotique.
Avec
Eaux Territoriales
(2015) pour prologue,
Expérience de la montagne
marque un nouveau départ ou une nouvelle direction dans le travail de l’artiste: d’une insistance sur les potentialités techniques de la photographie en tant que telle à un engagement plus thématique avec des mediums et traditions historiques, tel que le paysage
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Filmée des lointaines limites des eaux territoriales libanaises avec un drone militaire, cette vidéo retrace le trajet de retour au Liban en bateau durant la guerre civile lorsque l’aéroport devenait inaccessible. Le plan séquence reconstitue l’expérience de la découverte du contour des montagnes libanaises, en même temps annonce d'une extrême beauté et source de profonde inquiétude. La vidéo se clôt par cette question: comment peut-on bombarder un paysage?
Comment dénationaliser un paysage devenu symbole national domestiqué et composante traditionnelle de la peinture libanaise ? Comment allier, par le son et l’image, l’immensité neutre de la mer et la volatilité d’une voix intérieure ? Comment traverser et enregistrer les textures si familières des murs, des rues, de l’étoffe d’un espace domestique en opposition aux visages et aux surfaces d’une ville qui perd sa familiarité ? Nadim Asfar rencontre et analyse les choses et les phénomènes en les photographiant, chaque élément appliquant ses propres forces, restrictions, potentialités dans l’acte de la capture, que ce soit l’intimité d’un intérieur au coucher de soleil ou la complexité topographique des paysages libanais.